La légende de Villeneuve

Extrait de la Revue N°29 de 1974

________________________

Contes et légendes…

La légende de Villeneuve

Nous reproduisons ici cette légende recueillie jadis en veillée par notre distinguée collaboratrice Mme Gauthier-Fermond, si riche de souvenirs sur notre ville. Ce texte a déjà été publié en 1962 dans « Terre chrétienne », l’écho paroissial fondé par M. le curé Delestit et continué par M. le curé Ducros jusqu’en 1968.

Le passage de Louis IX au couvent cistercien de Berg n’est pas étayé historiquement, mais il est loin d’être improbable dans le va-et-vient du roi sur le Rhône et sur le chemin de Notre-Dame du Puy. Les légendes ont toujours une teinte de vérité et la fondation de Villeneuve par Philippe le Hardi avait effectivement été amorcée par son père. Quand s’y ajoute, comme dans celle-là, la parure d’une manière aimable, on ne saurait les récuser dans l’espoir de preuves historiques. Merci à l’auteur de nous avoir autorisé à republier ce texte.

A. J.

« Vivarais terre de légendes » a écrit un poète ardéchois, tant il est vrai qu’elles fleurissent chez nous comme roses en mai, unissant dans leur primitive naïveté l’irréel de la fiction à des lambeaux d’Histoire.

Tout autour de nous tant de manoirs, tant de sites ont leur légende ! Non loin du Tanargue on aperçoit la tour de Brison dresser sa silhouette lointaine sous les feux du couchant. Satan vient chaque année en enlever une pierre en punition d’un pacte conclu avec le seigneur du lieu. Aux pieds de l’Escrinet le tragique fantôme de Marie de Latour-Maubourg erre désespérément dans les ruines du château de Boulogne sous la lueur sanglante de la lampe fatale.

Mais laissons là ces vieilles histoires, aujourd’hui je voudrais seulement redire ici la merveilleuse légende de notre vieux pays telle que ma mère nous la contait les soirs d’hiver, près du feu pétillant, sous la clarté protectrice de la lampe, quand le vent miaulait sous les portes.

Il fut un temps où notre région était couverte de vastes forêts, repaire des loups et refuge des malandrins. Seule l’abbaye de Berg peuplait ces solitudes ; dans sa combe tranquille, les moines vivaient sous l’œil de Dieu partageant leur temps entre la prière et les travaux des champs. Leur prospérité due à leur seul labeur rendit jaloux quelques seigneurs qui s’en vinrent les attaquer à la tête d’hommes d’armes à leur solde. Pour se mieux défendre, les fils de Saint-Benoît pensèrent à demander aide et protection au roi de France, ce qui leur fut accordé, et un jour que Louis IX descendait le Rhône sur sa noble galère, il lui prit fantaisie de mettre le cap sur Viviers et de s’en venir faire visite à nos bons moines. Imaginez leur joie dès qu’ils furent avertis de ce grand honneur, ce fut alors grand branle-bas dans tout le couvent, depuis le prieur jusqu’au frère portier, tous perdaient un peu la tête, ne dormant plus la nuit, vivant le jour dans de fiévreux préparatifs, abrégeant un peu matines et oraisons (Dieu les pardonne) pour préparer un accueil digne d’un aussi grand souverain. Le frère guetteur du haut de sa tour scrutait l’horizon pour signaler l’escorte royale sur le chemin ferré, et dès qu’il l’aperçut il rassembla tout son souffle pour faire retentir l’appel de sa trompe. Peu de temps après, Louis IX faisait son entrée triomphale dans le monastère.

Je laisse à imaginer quelles furent les agapes qui s’en suivirent… on organisa ensuite une grande chasse pour distraire le royal visiteur, seigneurs et nobles dames d’alentours y furent conviés et au jour dit de bon matin le cor retentit joyeusement pour rallier les chasseurs. Les chevaux piaffaient, les cavaliers caracolaient et sur leur haquenée, à travers leur voile, les belles châtelaines n’avaient d’yeux que pour le roi. Sur le seuil de l’abbaye, les moines rassemblés contemplaient ce spectacle inusité qu’ils ne reverraient plus jamais dans le cours de leur humble vie.

Le soleil s’était levé depuis longtemps déjà sur les montagnes de Berg, la chasse battait son plein et le roi, grand chasseur devant l’Eternel, savourait le plaisir de galoper dans la forêt tout à la joie de pratiquer son sport favori quand soudain il s’aperçut qu’il s’était fort éloigné du groupe dont il faisait partie et le voilà bel et bien perdu en compagnie de son fidèle écuyer. Pour comble de malheur le ciel subitement s’obscurcit, dans une noire chevauchée, de gros nuages s’amoncelèrent au-dessus de la forêt et le dieu Tarann, laissant éclater sa colère, déchaîna sur la contrée le plus formidable des orages. La pluie tombait diluvienne, le tonnerre faisait rage, les chevaux aveuglés par la foudre se cabraient au risque de désarçonner leur cavalier. Devant la violence des éléments en furie, le roi n’était plus qu’un pauvre humain à la recherche d’un quelconque abri, son écuyer tremblant de peur invoquait tous les saints du paradis pour les sortir de ce mauvais pas, et par ma foi le ciel l’entendit car ils aperçurent une hutte blottie au bord d’une clairière qui s’ouvrait devant eux, leur offrant enfin un refuge dans l’affreuse tempête. Vivement tous deux sautèrent de leur monture et tandis que l’écuyer attachait les chevaux à un arbre, le roi heurtait à la porte de l’humble logis ; aussitôt l’huis s’entrouvrit, une jeune femme étonnée et intimidée à la vue des deux nobles seigneurs les invita à entrer. Plein de bonhomie Saint Louis s’installa sur une escabelle tandis qu’un homme s’avançait à son tour et avec force saluts balbutiait des mots de bienvenue ; il s’empressa ensuite de jeter un fagot dans le foyer rudimentaire pour réchauffer ses visiteurs et sécher leurs vêtements.

Tout en offrant ses chausses à la flamme le roi questionnait avec bonté ces pauvres gens et apprit ainsi qu’ils étaient bûcherons et charbonniers à la fois. La femme aidait son mari dans sa rude besogne, peu à peu elle s’enhardit à décrire la détresse de leur vie, la terreur des hivers quand les loups rôdaient autour de leur cabane, parfois la faim quand leur maigre récolte ne pouvait suffire à les nourrir et par-dessus toutes les misères, les multiples servitudes dont les accablait leur suzerain. Puis avec l’insouciance de la jeunesse passant des larmes au sourire, elle sortit de la huche du pain noir cuit du matin, un peu de miel, des figues fraîchement cueillies, et gracieusement offrit cette frugale collation aux deux beaux seigneurs, puis elle alla traire l’unique chèvre reléguée dans un coin, emplit de lait frais une écuelle de bois et la tendit au roi qui le but avec délices car il avait faim et soif, c’était tout ce qu’elle possédait et elle le donnait de bon cœur, le roi en fut ému. Entre temps l’orage s’était calmé et comme il arrive parfois, le ciel était redevenu serein. Saint Louis se leva, sortit sur le seuil de la hutte pour se dégourdir les jambes, s’avançant un peu, il se trouva sur un plateau bordé d’un ravin dominant un vaste paysage. Le soleil dans la gloire du couchant sombrait derrière le Tanargue, les Cévennes déroulaient leurs crêtes bleues lavées, plus près, Mirabel campait son éperon défensif sur son socle de lave et les falaises noires du Coiron dressaient au nord leur mur sévère. Le roi surpris observait cet emplacement unique et demeurait songeur, une idée germait dans son esprit, à petits pas il s’en revint vers son écuyer et le jeune couple qui se tenaient respectueusement à distance et avec une ombre de malice dans la voix leur dit : « Mes bonnes gens si par le plus grand des hasards, le roi de France passait dans ces parages et s’arrêtait chez vous, s’il vous disait alors de formuler un vœu que lui demanderiez-vous ? » L’homme restait muet ne sachant trop que dire, dans son esprit tant de souhaits se mêlaient, mais la femme plus prolixe répondit : « Mon beau seigneur, pauvres nous sommes nés, pauvres nous mourrons et toute notre part de vie il nous faudra travailler dur pour payer à notre suzerain impôts et tailles et lods, et servitudes, aussi je demanderais au roi de France (Dieu le tienne en sa sainte garde) de ne plus jamais devoir redevances tant que nous resterons sur cette terre. »

Saint Louis en souriant leur annonça :

« Eh bien, de par la grâce de Dieu je suis le roi de France. Mes amis, votre vœu sera exaucé, et retenez bien ce que je vais vous dire : en ce lieu même, je bâtirai une ville qui sera placée sous ma protection, les habitants seront exempts envers le royaume de toutes tailles, subsides et impôts, franchises et privilèges nombreux leur seront accordés, cette ville s’appellera Villanova de Berco, et vous en détiendrez les clefs. »

En entendant ces mots les serfs confondus étaient tombés à genoux prosternés devant le monarque, se croyant le jouet d’un songe. Louis IX plein d’aménité leur ordonna de se relever et sortant de son escarcelle une bourse remplie d’or la leur remit en disant : « Prenez ceci en remerciement de l’hospitalité que vous m’avez offerte de si grand cœur ».

Dans ce même moment le son d’un cor retentit non loin de là, en même temps que des piétinements de chevaux se faisaient entendre, des cavaliers apparurent au fond de la clairière suivis de domestiques portant des torches car la nuit commençait à tomber. A la vue du roi, un cri d’allégresse retentit et ce fut dans le tumulte d’une joie un peu bruyante que les seigneurs, les moines s’approchèrent du souverain, l’invitant à les suivre jusqu’à l’abbaye point trop éloignée.

Saint Louis avec bonté prit congé des charbonniers qu’il laissait heureux et comblés, ensuite, entouré de son escorte, il prit le chemin du retour, rêveur sur son coursier, il songeait en ce crépuscule d’automne à la cité future qu’il édifierait dès son retour de la croisade. Las, il ne devait plus revenir, un lit de cendres l’attendait pour mourir chez les Infidèles, mais son fils Philippe le Hardi voulut accomplir la promesse faite par son père ; un jour, sur l’emplacement choisi, des tours, des remparts s’élevèrent, on bâtit des maisons, on traça des rues. Des gens vinrent nombreux s’abriter à l’ombre du clocher, autrefois « un des plus beaux de France » si l’on en croit la tradition.

Et c’est ainsi d’après la légende que fut édifiée Villeneuve de Berg. Ses habitants reconnaissants, choisirent comme patron et protecteur de leur ville Saint Louis, canonisé depuis peu de temps, et trois fleurs de lys, emblème de sa royauté, fleurirent le blason de la jeune cité filleule d’un grand roi.

M. GAUTHIER-FERMOND.