(Revue n° 19 des Enfants et amis de Villeneuve de Berg – 1964)
De Léon-Mary Estèbe, Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres
En l’an de grâce1313, alors que nous étions encore en plein Moyen-Age, que le roi Philippe IV Le Bel régnait sur la France et jetait un œil plein de concupiscence sur les biens des Templiers après avoir dépouillé les Juifs et les Lombards, il existait dans la petite bourgade de Berg créée depuis peu et de ce fait appelée Villeneuve une remarquable sécurité pour l’époque.
Les Seigneurs, abbés de Mazan, dirigeaient à merveille la nouvelle ville qui de prospère qu’elle était déjà devenait rapidement florissante. Il y avait comme en tous lieux de juridiction royale Archers et Capitaines, Jurisconsultes et Chevaliers.

Le Bourreau avait place à part. De droit ou d’usage, il était logé entre la tour de Bougette et la porte Notre- Dame non loin de la tour de l’or (ou tour du trésor) qu’il surveillait à distance (1) ayant vue de ce lieu sur « Biens, choses et gens »
Il fallait le voir à la messe par exemple, isolé, tout entier de rouge vêtu, la cagoule sur la tête ; car il est écrit en quelque livre « qu’un Bourreau doit avoir le visage caché dans les lieux saints où vit le seigneur ».
Cette position d’isolement n’avait pas tardé de donner au bourreau un caractère un peu misanthrope.
Quand il sortait de l’église, la cagoule toujours sur les yeux, les enfants faisaient une sorte de farandole autour de lui en criant « ahi ! ahi ! ahi ! oh ! voici venir de bourreau ». C’était un leitmotiv chanté, ou plutôt psalmodié, genre de conjuration et qui avait pour mission de lui « fouetter les sangs et de le faire sortir de sa colère sourde ».
Il prenait alors son fouet à lanières souples qu’il avait ordinairement pendu à l’épaule gauche ou accroché à la ceinture, et frappait l’air qui sifflait comme « appel de sizampe ». Les enfants se dispersaient et malheur à celui qui moins dégourdi que les autres lui tombait entre les mains. Il recevait une fessée et pouvait montrer fort longtemps ensuite les cinq doigts du bourreau qui marquaient sa cuisse rougie.
L’expression en était demeurée, et il n’était pas rare, il y a un quart de siècle à peine, d’entendre dire à un enfant désobéissant et polisson : « Tu vas voir la main du bourreau » ou encore, chose plus grave et plus sérieuse, ce bourreau, paraît-il, enlevait aux fautifs la peau de leurs fesses pour la coudre sur leur visage. Bref on lui prêtait, ce qui était juste en somme, tout le poids du châtiment.

Malgré cela, personne n’osait s’attaquer à l’homme en rouge : parce qu’il jouissait par privilège spécial « de la protection des fleurs de lys et de la crosse » ; cependant qu’on l’accusait de mille méfaits on n’était pas éloigné de dire qu’il était « un peu sorcier, envoûteux, infanticide ». Les braves gens dévots (et ils étaient nombreux en cette époque de haute foi), se signaient en passant devant sa porte lorsqu’elle était ouverte et murmuraient entre eux : « Mon Dieu, le bourreau est sorti, que va-t-il nous arriver, pourvu que nous n’ayons pas la peste », ou encore: Le Bourreau sort de son trou. – Le diable est dans la chareyre. – Il fait noir, hou ! c’est le loup. – Berger ferme la chaumière.
Et cela toujours sur le mode incantatoire. Même les moines de Mazan et les frères convers qui se rendaient chez l’Abbé, à la tour de Bougette, pliaient sur le pouce de la main droite le majeur et l’annulaire, et l’index et l’auriculaire tendus, lançaient par trois fois leur main agressive dans sa direction en signe visible de conjuration possible.
Ces incessantes manifestations de peu de sympathie, avaient fini, lui qui était bon vivant et jovial, par lui aigrir le caractère. On disait en effet qu’il était méchant, qu’il jetait le mauvais œil… eh ! bien puisqu’on le jugeait ainsi, ainsi il serait. Dès lors « …les poules claquèrent de la langue, battirent des ailes et tombèrent mortes. Les moutons prirent la peste (1). Les hommes eux–mêmes n’étaient pas à l’abri. On citait « La ferme des pommes » (1) dont tous les habitants moururent en un an d’étrange maladie . La sécheresse qui crevait la terre et les gens. (1)
Comme dans les brumes de la fin du Moyen Age, l’idée païenne n’était pas très éloignée de l’idée chrétienne, et la superstition aidant, il fut admis que si le bourreau avait « tant mauvais pouvoir » c’était en réalité parce qu’il n’avait jamais rempli son office. Il n’avait jamais brûlé personne, ni coupé la tête à aucun avec sa hache tranchante, ni jeté de la poix ou de l’huile sur des malheureux destinés à la torture.
Le bourreau ne remplissait pas son rôle dans Villeneuve–de-Berg, où tout se passait à merveille ; et son pouvoir ne s’étendant pas au-delà, il en était réduit à faire claquer son fouet en sortant de la messe, à donner une fessée aux galopins, et à constituer sa légende ce dont au début il s’était fort accommodé.

Mais voilà que les murmures allaient leur train d’enfer. Ils soulevaient la haine, et la haine est très vite conseillère de méfaits. Une délégation, cependant plus sage, des notables de la ville demanda audience au seigneur Abbé. On était au début de l’an 1314. Ils furent reçus dans la salle chapitrale (actuellement épicerie Seigne). L’Abbé sous son dais seigneurial, mitre en tête, et tenant la crosse de la main droite, était véritablement imposant ; près de lui, siégeait le prieur de Tournon et les chapelains. Les frères et les chevaliers se tenaient respectivement debout ; les gardes fermaient la porte.
Celui qui parla le premier, quand l’abbé eut donné le signal, était dit-on un Guigonnet du mas du Chien. Il expliqua en détails tout ce que nous savons. (II est prétendu que le rapport doit encore exister dans les archives de l’évêché de Viviers). Le second fut un Sabatier, le troisième un Soubeyran, le quatrième un Souléry et le cinquième un Pontal.
L’affaire était épineuse, on ne pouvait en effet brûler un être humain pour satisfaire à une crainte superstitieuse de la populace.
Mais le vieux renard qu’était le prieur se pencha vers l’oreille de l’abbé et murmura quelque chose qui eut l’approbation d’un sourire. On consulta le Droit Canon et tout ainsi fut convenu ; la séance fut levée et le silence fut respecté. On était en février, en plein mois de Carnaval et en la nouvelle ville de Berg on festoyait gros à cette heureuse époque. Le soir du mardi gras ce fut du délice, on fit ripaille et on dansa jusqu’à passer minuit. Quand les lampions de la fête s’éteignirent l’homme se souvint qu’il était poussière et rien de plus que poussière … « Souviens-toi ô homme »…
Dès les premiers rayons du jour la cloche de Tournon se mit à sonner accrochant l’air de sa voix à la fois aigrelette et puissante. Celle de la tour Bougette et celle de la tour de l’Horloge lui firent échos. Deux par deux, rangés en procession, hommes, femmes et enfants se rendirent par les remparts devant la porte du Père Abbé pour demander pardon, recevoir les bénédictions et se faire marquer par les cendres.
Comme le prieur de Tournon en sa chapelle le Père Abbé, dans la salle Chapitrale, imposait la poussière aux pénitents, ajoutant à la sentence rituelle une phrase qui intrigua beaucoup tous les habitants de la bonne ville. « Priez pour nous qui allons jeter l’anathème ce soir »
On s’interrogea. Les prisons qui se trouvaient sous la tour du Temple ne s’étaient refermées ces derniers temps que sur quelques pillards, griveleurs sans importance, chapardeurs de poulaillers ; mais pour que l’abbé, le prieur et les chapelains demandent ainsi des prières en distribuant la cendre, il fallait que ce soit un condamné d’importance.
Sur le coup de midi, le bourreau, aidé de ses valets, dressa en un lieu qui serait à peu près à l’emplacement actuel de la Pyramide un véritable bûcher.
Deux heures plus tard le Prieur de Tournon se rendait chez l’abbé pour tenir conseil, plus tard encore les notables envoyaient un messager demander audience. Vers la fin de l’après- midi on savait que l’audience était accordée et alors que la nuit commençait à tomber les notables, revêtus d’une longue chemise blanche, la corde autour du cou se présentaient devant la porte de la tour de Bougette. La foule s’était rassemblée. Tous attendaient avec anxiété le déroulement des évènements.
Enfin la porte de la Tour s’ouvrit pour laisser passage au porteur de croix escorté de deux enfants de chœur en soutane noire élevant des flambeaux suivis des prêtres, des clercs et des chapelains, du prieur et de l’abbé, tous psalmodiant les prières des condamnés. Enfin en dernier les notables portant chemise blanche et corde au cou, et sur leurs épaules une civière sur laquelle, on devinait une forme allongée recouverte d’un drap blanc.
A la lueur tremblante des flambeaux et des lanternes portées par les clercs, la procession avait quelque chose d’irréel et de lugubre à la fois, lentement elle se dirigeait vers le bûcher.
Une fois-là, le bourreau se saisit de la forme inanimée enveloppée de son linceul, l’attacha au poteau et mit le feu aux fagots pendant que l’abbé jetait de l’eau bénite et forçait la foule, inclinée au respect à mettre un genou à terre et à se signer.
Puis il déclara que toutes les faiblesses, que toutes les erreurs, toutes les pauvres mesquineries humaines, tous les péchés étaient en train de brûler et qu’un Saint Carême commençait. Il donna ensuite une absolution générale et le mémoire que j’ai consulté (1) dit « que jamais fêtes de Pâques qui suivirent furent plus saintes et plus à la gloire de Dieu »
Bien entendu il n’y eut plus d’histoire de bourreau. Mais la tradition voulut que chaque Mercredi des Cendres on brûla Carnaval, source de tous nos débordements et ce n’est que beaucoup plus tard que cette cérémonie, à laquelle l’église ne participa d’ailleurs plus du tout, fut confondue, je ne sais trop pourquoi avec les Camisards.
(1) Relation de 1382